Le « plan d’immanence » selon Gilles Deleuze
Par Jonathan Arriola
Dans le
chapitre 2 du Qu’est que-ce la
philosophie ? L’auteur Deleuze va aborder le concept de « plan
d’immanence », qui a une importance radicale dans la définition de la
philosophie. En effet, pour l’auteur le plan d’immanence expulse le chaos de
mouvements infinis pour établir un lieu où la philosophie crée des concepts.
L’immanence signifie que les concepts et leur signification peuvent être
compris seulement à partir des rapportes que la philosophie va à instaurer
entre eux-mêmes. C’est-à-dire, il n’y a pas un extérieur du plan d’immanence. Et
justement c’est ça qui distinguerait la philosophie des autres disciplines
comme la science, qui va recourir à la « expérience » pour définir le
contenu de concepts, et la religion, qui postule a Dieux comme l’idée suprême
et régulatrice. Au long du chapitre, Deleuze développera les complexes rapports
entre concepts, plan d’immanence et philosophie. De la même manière, il
approchera l’interaction entre les différents types de plan d’immanence, a
traves, par exemple, des concepts de « feuilleté » et de
« trou ». Deleuze va combattre dans ce chapitre l’idée dogmatique que
la philosophie soit liée à la transcendance : cela correspond à la
religion. En ce sens, Deleuze parlera des universaux instauré par Platon,
Descartes, Kant et Husserl comme une illusion de la philosophie, qu’elle doit
abandonner. Par ailleurs, et en partant de son idée de la philosophie comme
instauration d’un plan d’immanence, Deleuze fera aussi une réinterprétation de
l’histoire de la philosophie, où il récusera l’idée hégélienne de progrès :
les plan d’immanence ne se dépassent pas l’uns aux autres, ils coexistent et
parfois se superposent. A la fin, Deleuze va se demander s’il existe telle
chose comme « le » plan d’immanence, auquel il présentera comme le
« non-pensable de la pensée ».
1.
Les concepts et le « plan d’immanence »
Deleuze commence le chapitre en soulignant que les concepts, considérés en
soi-même, constituent des objets disjoints, fragmentaires, impossibles d’harmoniser:
c’est-à-dire, on ne peut pas former avec eux un « puzzle », où les pièces se correspondraient
parfaitement les uns aux autres. Cependant, et malgré cette condition, dit l’auteur,
la philosophie leur présente comme une totalité, non fragmentée, cohérente et,
au contraire de la science, illimitée. Autrement dit, pour elle, ils sont un « Omnitudo », un « Un-Tout ». Mais
comment peut-on expliquer cette contradiction entre le « statut ontologique
», disons, du concept, selon Deleuze, et leur (re)présentation philosophique?
La réponse du philosophe est la suivante: les concepts sont devenus des objets cohérents
entre eux grâce à l'existence de ce qu'il appellera le « plan d'immanence » ou
« planomène » (29). Ce plan constituera justement l’objet d’analyse de ce
chapitre, auquel, comme on verra, il définira de plusieurs manières. D’abord, on
peut dire que le plan d'immanence sera conçu par Deleuze comme la condition de
possibilité de la cohérence des concepts. À propos, on doit remarquer que cette
cohérence n’est pas parvenue de manière automatique : elle est le résultat
de l’activité de la philosophie, qui opérera entre les concepts et le plan
d’immanence. Néanmoins, Deleuze va à approfondir sur ce point en peu plus en
bas, comme on verra.
Ce que l’intéresse de souligner pour le moment, a part de sa fonction de
permettre la cohérence de concepts, c’est de tracer les différences avec le
concept. En effet, même s’ils s’interpénètrent et correspondent mutuellement, «
le
plan d’immanence [nous dit Deleuze] n’est pas un concept, ni le concept de tous
les concepts. « […] Les mêmes éléments [continu l’auteur] peuvent
apparaître deux fois, sur le plan et dans le concept, mais ce ne sera pas sous
les mêmes traits, même quand ils s’expriment dans les mêmes verbes et les mêmes
mots » (27). D’après Deleuze, leurs différences résident dans l’extension
et fonction qu’ils accomplissent: alors que les concepts seraient un « surface
», un « volume », une « colonne vertébrale », le plan d'immanence serait une « cible
», une « région absolue », « illimité » et « fractale », qui n’aurait pas de
surface ou volume : il serait une géographie sans relief, prêt à être
peuplée par les concepts. Définit autrement, le plan d'immanence serait le lieu,
la plateforme où les concepts sont articulés par la pensée philosophique: dans
ce sens, le plan d’immanence « c’est une table, un
plateau, une coupe » (27). Ainsi, on pourrait dire, que ce sont les concepts qui
fournissent le contenu du plan. Tout au long du texte, Deleuze continuera à illustrer les
différences entre le concept et plan d'immanence avec de divers métaphores: ils
seraient comme les « pièces d’une machine », comme un « archipel et la
respiration qui lui baigne », comme les « populations dans un désert » ou comme
des petits « vagues » qui sont, à son tour, enroulé et déroulé par un vague plus
grand.
Une autre particularité du plan d’immanence qui Deleuze remarque est son indivisibilité. Cela lui permet d’être
occupé par les concepts sans être jamais épuisé. Dans le plan, les concepts peuvent
être distribués à l’infini sans rompre avec sa continuité, sans diviser et
partager: ils occupent sans compter (27). C’est pour ça, en fait, que Deleuze
va décrire le plan d’immanence comme un « horizon absolu » dans
lequel le concept et leurs rapports peuvent se développer de manière indéfini. L’une
de conséquence naturelle de cette définition du plan comme infini est que la
vérité ne peut plus être conçue comme une correspondance fixée, comme un
concept bien déterminé, mais comme un « se tourner vers... » ou « ce vers quoi
la pensée se tourne » (27). On pourrait dire ainsi que la vérité serait, de
quelque façon, un être relationnel, pas une notion de contournes limités. Elle
n’est pas établie préalablement, elle est la direction vers laquelle les
concepts tendent, peut-être un « centre de gravité ». De la même
manière, « Si l’erreur est elle-même un élément de droit qui fait partie
du plan, elle consiste seulement à prendre le faux pour le vrai (tomber) »
(27).
Par ailleurs, Deleuze va s’arrêter dans le rapport entre plan d’immanence
et pensée. Par rapport à cela, il va nous dire que dès moment où nous utilisons
des concepts, nous « naviguons » dans le plan d’immanence: c’est ça en
effet ce que signifie « s’orienter » dans la pensée (28). Il n’est pas lui-même,
la pensée mais « l’image de la pensé ». Quand Deleuze dit que le plan
d’immanence c’est l’image de la
pensée, il veut dire que « la pensée revendique « seulement » le mouvement
qui peut être porté à l’infini. » (28). Ce mouvement infini, dit le philosophe,
est caractérisé par « un aller et retour » : il va vers une destination
mais il revient toujours sur soi, comme une « réversibilité, un échange
immédiat, perpétuel, instantané. » (28). Deleuze donne ici l’exemple
d’Héraclite avec qui la pensée devient polemos
et revient comme « feu », ce que sera son image. C’est à cause de cette
dualité, de ce constant mouvement « d’aller et retour » que Deleuze
affirme que « le plan d’immanence a deux faces, comme Pensée et comme Nature,
comme Physis et comme Noûs. » (27). La Nature, Physis, feu
seraient la matière à l’Etre, tandis
que la pensée, le Noûs ou
le polemos, seraient son image, l’image même de la pensée. Deleuze voit
chez Anaximandre « la plus grande rigueur la distinction des deux
faces, en combinant le mouvement des qualités avec la puissance d’un
horizon absolu, l’Apeiron ou
l’Illimité, mais toujours sur le même plan. » (35)
À ce qui concerne la nature interne du plan d’immanence, Deleuze
nous dit qu’on ne trouve pas seulement un mouvement infini mais plusieurs qui
se plient les uns dans les autres, sans rompre l’unité de la totalité. De cette
manière, on découvre la nature essentiellement « fractale » du plan
d’immanence, étant donné qu’il est configuré par de plusieurs mouvements de
l’infini, par des multiples concavités et convexités infinis. Le plan
d’immanence est une « infinité infiniment repliée », dit Deleuze (52).
Il y a un « horizon relatif », qui s’éloigne dans la mesure où le
sujet avance, celui des déterminations conceptuels, mais il y a aussi un « horizon
absolu » qui demeure immuable: celui, comme on a déjà vu, du plan
d’immanence. Ainsi considéré, le plan d’immanence est, en tant que absolu, unique,
même s’il est aussi « variation pure » comme le dit Deleuze. Cependant,
ça pose une difficulté. En effet, étant donné que le plan d’immanence
« n’est certainement pas le même chez les Grecs, au XVIIème siècle,
aujourd’hui […] » (53), Deleuze se demande alors comment c’est possible « [qu’]il
y a[it] des plans d’immanence variés, distincts, qui se succèdent ou rivalisent
dans l’histoire ». (53). C’est ici où se révèle le rôle de la philosophie.
2.
La philosophie, le plan d’immanence et l’histoire
D’après Deleuze, c’est précisément la philosophie laquelle,
d’un côté, créera les concepts qui vont se développer dans le plan et, de
l’autre, instaurera le plan
d’immanence dans lequel les concepts vont être travaillés (27). « Le
concept [écrit Deleuze] est le commencement de la philosophie, mais le plan en
est l’instauration » (28). Ce sont les deux « ailes » de
l’activité de la philosophie. Il faut souligner
ici que, selon Deleuze, le plan d’immanence ne doit pas être compris comme un
acte explicite de la philosophie, même si c’est la philosophie qui l’instaure. En
effet, Deleuze explique que le plan d’immanence doit être considéré pas comme
« un programme, un dessin, un but ou un moyen » (33) mais comme une région
« pre-philosophique », c’est-à-dire, comme un sol implicite où la
philosophie fera son travail. Deleuze écrit sur ça : « [le plan
d’immanence] est présupposé, non pas à la manière dont un concept peut renvoyer
à d’autres mais dont les concepts renvoient eux-mêmes à une compréhension
non-conceptuelle. » (28). Si bien qu’il puisse apparaitre comme un
paradoxe, on peut formuler la vision de Deleuze de manière suivante : la
philosophie pose le plan d’immanence comme pre-philosophique. Mais comment c’est
possible cette opération, à première vue, contradictoire ? Deleuze nous
donne la réponse : « Pré-philosophique ne signifie rien qui
préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que
celle-ci le suppose. Ce sont ses conditions internes. » (28). C’est-à-dire, le plan d’immanence surgirait
à partir de la création de concepts, qui est un acte proprement philosophique
mais qui, en même temps, excède le territoire étroit de concepts, en les
rendant possibles. Alors les concepts et le plan d’immanence sont de réalités
différentes mais profondément interconnectées.
C’est le « plan d’immanence [écrit l’auteur] qui
constitue le sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation,
sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts. » (56). En tant que création
libre de la philosophie, les concepts ne peuvent pas être déduits du plan d’immanence,
même s’ils le supposent. Les concepts renvoient toujours à l’activité de la
philosophie et la philosophie, à la fois, a une région non-philosophique qui se
trouverait dans son cœur même et qui peut prendre des aspects variés, comme on
verra plus en bas. C’est à cause de ce noyau non-philosophique, même
non-rationnel, au sein de la philosophie, que, selon Deleuze, elle ne pourra jamais
être comprise conceptuellement, à
savoir, de manière philosophique. Le plan d’immanence est pré-philosophique
dans la mesure où il « n’opère pas déjà avec des concepts » et c’est
pour ça que Deleuze le décrit comme « une sorte d’expérimentation tâtonnante »
dont « tracé recourt à des moyens peu avouables, peu rationnels et
raisonnables. » (33)
Probablement, la région pré-philosophique à laquelle se
réfère Deleuze soit le chaos qui, en effet, précède aussi les concepts que le
plan d’immanence. En effet, l’auteur va décrire justement le plan d’immanence
comme « un coupe du chaos », qui « fait l’appel à la création de
concepts » (34). Deleuze explique que le chaos n’est pas seulement le hasard.
Pire encore, le chaos c’est ce qui « chaotise », c’est-à-dire, qui se
caractérise pas seulement par la « absence de déterminations » mais
fondamentalement par « la vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et
s’évanouissent » (31). Au niveau pratique, le chaos signifie la plonge de
la pensée dans les opinions. Le chaos représente donc l’impossibilité absolue
de stabilité des rapports entre les concepts et, par conséquent, l]ncessante
dissolution de toute construction cohérente de la pensée. Cependant, selon
Deleuze, le problème même de la philosophie consiste précisément à donner consistance
à la pensée malgré le chaos que le rend impossible. En même temps qu’elle
cherche la consistance, la philosophie veut aussi maintenir l’ouverture de la
pensée vers l’infini. Elle veut échapper du jeu incessant de l’océan du chaos sans
établir une vérité fermée en soi-même.
Pour Deleuze, l’instauration du plan d’immanence c’est
l’opération qui lui permet à la philosophie justement d’accomplir les deux
objectives. « Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos »
affirme l’auteur. Il est infini mais il toutefois nous assure la détermination
concrète qui offrent les concepts. Les concepts en ce sens sont comme
« boucliers de la pensée philosophique contre les chaos : objets
mentaux déterminables comme êtres
réels, qui ont une consistance, une réalité » (http://nubr.co/jnZJ6U, 1991). Déployés dans le plan
d’immanence, les concepts sont utilisables par la pensée et la raison. La philosophie
consiste précisément en cela. C’est
ce qu’on veut dire lorsqu’on dit que les philosophes sont « rationnels ».
Il faut s’arrêter ici dans les rapports entre les
concepts et la question de la hiérarchie entre eux. Deleuze partage la « grandiose
perspective leibnizienne ou bergsonienne » selon laquelle la « philosophie
dépende d’une intuition que ses concepts ne cessent de développer aux
différences d’intensité près ». C’est-à-dire, il y a des concepts qui ont
une importance meilleure, une intensité particulière. Par exemple, le « je
pense » de Descartes, en tant que « premier concept », ou la
« compréhension-ontologique de l’Etre » chez Heidegger, sont des
exemples de « l’intuition » à partir de laquelle la philosophie pourra
déployer infiniment des concepts. Ils seront des concepts donc avec une
intensité spéciale, où les autres nous reconduiraient. Il n’y a pas alors une
« véritable » hiérarchie entre eux mais des concepts qui exercent une
influence meilleure.
Par ailleurs, en soulignant le caractère infini de la
philosophie, Deleuze veut remarquer sa différence avec la science. En effet, tandis
que la philosophie, en tant que discipline productrice de concepts, veut
organiser avec cohérence le chaos sans renoncer à l’infini, la science « cherche
à donner des références au chaos, à condition de renoncer aux mouvements et
vitesses infinis » (31). Les deux, comme l’art aussi, veulent affronter le
chaos, tracer un plan, mais la science renonce à l’infini pour gagner la
référence. La science c’est une activité de la pensée qui crée des fonctions,
qui sont, au contraire de concepts, propositionnels, c’est-à-dire, ont un point
de vue référentiel. Deleuze continue : « ce qui est premier dans la
science, c’est la lumière ou l’horizon relatif » (31). Au contraire, la
philosophie, écrit Deleuze, « procède en supposant ou en instaurant le
plan d’immanence » qui, comme
on a vu, est « illimité » et « absolu » (57).
De manière similaire, c’est cette activité d’instauration
du plan d’immanence aussi ce que va différencier la philosophie de la religion.
Tandis que les philosophes instaurent eux-mêmes un plan d’immanence
« comme un crible tendu sur le chaos » (58), les Sages et le prêtes,
pour leur part, « conçoivent l’instauration d’un ordre toujours
transcendant, imposé du dehors par un grand despote ou par un dieu supérieur
aux autres, inspiré d’Éris […] » (58). Donc c’est la « transcendance »,
le recours à quelque chose qui dépasse notre monde, ce qui constitue la grande
différence, selon Deleuze, entre la philosophie et la religion. En effet, écrit
l’auteur : « Il y a religion chaque fois qu’il y a transcendance,
Être vertical, État impérial au ciel ou sur la terre, et il y a Philosophie
chaque fois qu’il y a immanence » (58).
3.
Les « Universaux »: l’histoire d’une
« longue illusion »
Après avoir définie la philosophie comme une forme de pensée
étroitement liée à l’immanence, Deleuze va analyser le problème de la
transcendance dans son histoire, en soulignant comment est identifiable, au
cœur d’elle, une confusion constante entre transcendance et immanence,
c’est-à-dire, une tendance, ou aspiration inconsciente, de la philosophie à ne
plus être philosophie, en embrassant quelque forme de transcendance, même s’il
le point de départ originel était immanent. Si l’on va présenter toute
l’histoire de la philosophie du point de vue de l’instauration d’un plan
d’immanence, il faudra tout d’abord distinguer, selon Deleuze, entre les philosophes
physicalistes, qui mettent l’accent
sur la matière de l’Etre, et ceux qui
mettent l’accent sur l’image de la pensée,
et qui appelle noologistes. Le
problème qui surgit tout de suite dans l’histoire de la philosophie, remarque
Deleuze, c’est « [qu’]au lieu que le plan d’immanence constitue lui-même
cette matière de l’Être ou cette image de la pensée, c’est l’immanence qui serait rapportée à
quelque chose qui serait comme un « datif », Matière ou Esprit. » (32).
Autrement dit, le plan d’immanence est subordonné à une condition qui sera
définie, ou installé, au-delà de lui-même.
Dans les mots de Deleuze : « au lieu qu’un plan
d’immanence constitue l’Un-Tout, l’immanence est « à » l’Un, si bien qu’un
autre Un » (32-33). D’après l’auteur, c’est avec Platon et ses successeurs
néo-platoniciens qui cette perspective, où l’immanence est conçue comme un
attribut d’une transcendance, va s’installer et répéter plusieurs fois dans
l’histoire de la philosophie. La confusion entre plan d’immanence et
transcendance génère forcément une confusion entre plan et concept, une équivocation
que Deleuze avait justement voulu éviter, comme on a déjà vu, depuis le début
du chapitre. À propos de ça, Deleuze écrit : « Chaque fois qu’on
interprète l’immanence comme « à » quelque chose, il se produit une confusion
du plan et du concept, telle que le concept devient un universel transcendant,
et le plan, un attribut dans le concept. » (32-33). Quand on conçoit l’immanence
comme immanente à quelque chose, « on peut être sûr que ce quelque chose
réintroduit le transcendant. » (33).
Le caractère secondaire de l’immanence par rapport à la
transcendance va empirer avec la philosophie chrétienne, nous dit Deleuze, qui,
dans l’essentiel, restera fidèle à la formule néo-platonicien, cette fois en
assimilant la transcendance avec un « Un supérieur »: Dieu. Dans
le cadre d’une société organisé par la religion, écrit Deleuze, « chaque
philosophe doit faire la preuve, au péril de son œuvre et parfois de sa vie,
que la dose d’immanence qu’il injecte dans le monde et dans l’esprit ne
compromet pas la transcendance d’un Dieu auquel l’immanence ne doit être
attribuée que secondairement (Nicolas de Cuse, Eckhart, Bruno). L’autorité
religieuse veut que l’immanence ne soit supportée que localement ou à un niveau
intermédiaire […] (33). Dans ce cadre, le rachat de l’immanence devient la
tâche principale de la philosophie. L’immanence, dit Deleuze, c’est « la
pierre de touche brûlante de toute philosophie », étant donné qu’elle a dû
faire face à la persécution et condamnation.
Avec la philosophie grecque et la chrétienne, l’immanence apparaissait
comme un « simple champ des objets », soumise complètement à la
transcendance à Quelque chose, un « Un » supérieur à toute chose.
Dans ce cadre, la philosophie (ou plutôt la théologie), serait simplement contemplation. À partir de Descartes, et
surtout avec Kant et Husserl, le cogito
ou Ego permettra une conception de
l’immanence comme un « champ de conscience » (33). Désormais,
l’immanence sera assimilée à un sujet
pensant, qui est synonyme du champ de « toute expérience possible
auquel rien n’échappe, l’extérieur autant que l’intérieur. » (33). En effet, c’est Kant qui, avec sa critique, diagnostique
la « tendance de l’esprit humain à s’enferrer dans des erreurs inévitables
lorsqu’il tente de dépasser les bornes de la raison ». (http://goo.gl/cIVFhU). Toutefois, pour Deleuze, même si Kant récuse tout
usage transcendant de la synthèse, il « trouve la manière moderne de
sauver la transcendance » (36).
En effet, la transcendance moderne qui Kant va fonder c’est « celle d’un Sujet
auquel le champ d’immanence ne s’attribue pas sans appartenir à un moi qui se
représente nécessairement un tel sujet » (36). Ainsi, la philosophie devient réflexion (en réalité, ça avait commencé
avec Descartes).
À ce point, Deleuze observe que la modernité inaugure un
nouveau type de rapport entre l’immanence et la transcendance. « Dans
ce moment moderne, on ne se contente plus de penser l’immanence à un
transcendant, on veut penser la transcendance à l’intérieur de l’immanent, et
c’est de l’immanence qu’on attend une rupture. » (34).
Par sa part, Husserl continuera cette tradition de la
modernité. En effet, il concevra « l’immanence comme celle d’un flux du vécu à
la subjectivité » (34) et, comme Kant, il va aussi réintroduire une autre
forme de transcendance. Selon Husserl, explique Deleuze, il y a une région du
flux du vécu que n’appartient pas complètement à moi et c’est justement là où la
transcendance est rétablie. Husserl l’appellera région « d’objets
intentionnels », qui constitue une structure transcendantale, celle de
l’Ego transcendantal (34). Avec sa philosophie, Husserl aurait installé un
nouveau type d’universel : celui de la communication,
basé sur les structures intentionnelles
de la conscience.
De cette manière, avec Husserl se complète l’histoire du
transcendantal dans la philosophie occidentale. « Les trois sortes
d’Universaux [écrit], contemplation, réflexion, communication, sont comme trois
âges de la philosophie, l’Eidétique, la Critique et la Phénoménologie, qui ne
se séparent pas de l’histoire d’une longue illusion. » (34). L’illusion
des universaux pour Deleuze est née de la confusion entre plan et concept, qui
découle de la réduction du plan d’immanence à « quelque chose »,
c’est-à-dire, à un concept. Cependant Deleuze souligne « [qu’] on croit
que l’universel explique, alors que c’est lui qui doit être expliqué »
(36). Par ailleurs, à l’illusion d’universaux, doit être ajoutée, selon
l’auteur, l’illusion de l’éternel, « quand on oublie que les concepts
doivent être créés. » (36). Chaque fois qu’un transcendantal est établi
(les idées de Platon, le cogito de Descartes, les catégories de Kant), la pensée arrêt et
la philosophie devient soumise aux idées dominantes.
4. Le
plan d’immanence comme « feuilleté »
Si bien qu’il y ait une « évolution » des plans
d’immanence au long du temps, Deleuze observe aussi que l’histoire de la
philosophe présente dans la même période de plans très distincts, qui ne se
dérivent pas l’uns de l’autre. Deleuze explique que la pluralité de plans d’immanence
se tient à sa propre nature. « Le plan d’immanence est feuilleté. » écrit-il. Mais
qu’est-ce que ça veut dire ? Cela signifie que dans une même philosophie
peuvent participer de différents plans d’immanence. Il est vrai que les grands
philosophes sont ceux qui instaurent un plan d’immanence où la pensée se
déroulent (c’est ça justement ce qu’on veut dire quand on dit « il a pensé
autrement ») mais il est vrai aussi que dans une même pensée on peut retrouver
plusieurs philosophies, plusieurs plans d’immanences (37). La raison qui
explique ça ce que les plans d’immanences sont des entités qui se recoupent:
ils sont troués, nous dit Deleuze, ils se transpercent les uns aux autres.
5. Le concept
du « négatif de la pensée »
Dans les prochains paragraphes, Deleuze décrira le concept de « le
négatif de la pensée ». L’auteur écrit que quand la philosophie installe un
plan d’immanence, elle sélectionne quels mouvements infinis, quelles
déterminations du chaos, vont appartenir « à la pensée pour en faire
ses traits, intuitions, directions » (37). Mais cette inclusion fait par le
plan d’immanence implique une exclusion, qui Deleuze nommera « négatif
de la pensée » les déterminations, les contenus vécus, les « faites »,
etc. qui seront comprises comme ce qui s’oppose à la pensée. Pour éclaircir ce
point, Deleuze donne l’exemple de la philosophie de Descartes, qui a « fait
de l’erreur le trait ou la direction qui exprime en droit le négatif de la
pensée. » (38). La bêtise, l’amnésie, l’aphasie, le délire, la folie, etc. seront
pour Descartes, comme aussi pour beaucoup de philosophes de l’antiquité (par
exemple, Socrate), de déterminations considérées comme simples « faits »
ou « erreurs », qui menacent la pensée.
Dans le même sens, le « siècle de Lumières » a
introduit un « grand changement » dans l’image de la pensée. Cette
mutation se réfère à « la substitution de la croyance à la connaissance,
c’est-à-dire, un nouveau mouvement infini. » (39). Les
« lumières » ont remplacé l’erreur par l’ignorance et la superstition
comme le négatif de la pensée et, avec ça, la signification de ce qui signifie
« s’orienter dans la pensée » change. Si Fontenelle avait averti que
la possibilité de l’erreur résidait dans le préjugé et l’ignorance, Kant ira
plus loin, en montrant que la possibilité de l’erreur habite aussi à la raison
même : les menacent viennent pas seulement du dehors du plan d’immanence mais
des « brouillards nordiques qui recouvrent tout » (39).
Avec cette nouvelle image
de la pensée que s’inaugure dans l’histoire de la philosophie, le problème de
Lumières devient « à quelles conditions une croyance devenue profane
peut-elle être légitime ? » (39). Ainsi est née l’analyse des grands
concepts « empiristes » (comme ceux d’association, relation,
habitude, probabilité, etc.) qui articulera finalement une notion de « croyance »
(la référence ici à Hume est directe) d’une manière tout à fait indépendante de
celle de la religion. Dans cette ambigüité du concept « croyance »,
tel comme il est compris par la pensée religieuse et par l’empirisme, se montre
clairement la possibilité que les mouvements infinis des plan d’immanences
distincts convergent dans un même point, qu’ils se trouent, comme on a déjà
mentionné.
Par ailleurs, Deleuze expliquera, en suivant ici à
Nietzsche, que la philosophie de la modernité coupera le rapport de la pensée
avec le vrai qui avait inauguré la philosophie grecque-classique, selon
laquelle la pensée devait « vouloir » le vrai, s’orienter toujours sur
lui. Contrairement, « Le premier caractère [écrit Deleuze] de l’image
moderne de la pensée est peut-être de renoncer complètement à ce rapport, pour
considérer que la vérité, c’est seulement ce que la pensée crée, compte tenu du
plan d’immanence qu’elle se donne pour présupposé, et de tous les traits de ce
plan, négatifs aussi bien que positifs devenus indiscernables : pensée est
création, non pas volonté de vérité, comme Nietzsche sut le faire entendre. »
(41). Alors, comme remarque le philosophe Toni Negri, « La philosophie n’est ni réflexion abstraite, ni contemplation, ni
volonté de vérité, mais fabrication de vérité. » (http://nubr.co/jnZJ6U, 1991).
Au long de l’histoire de la philosophie, les rapports
entre l’instauration d’un plan d’immanence et la création de concepts ont été toujours
complexes. Ce qu’on observe, écrit Deleuze, c’est que parfois les philosophes n’ont
pas créé des concepts ex nihilo mais ont
retravaillé ceux qui existaient auparavant, par exemple, en traçant de
nouvelles connexions entre eux. C’est-à-dire, parfois les philosophes
travaillent pendant de longue période sur un même plan d’immanence (c’est le
cas du Platon et les néo-platoniciens et de Kant et les néo-kantiens) (41).[1] Comme
on a vu, les concepts d’un plan peuvent avoir une correspondance avec des
concepts d’un autre. Ils peuvent se renvoyer mutuellement mais en conservant sa
particularité dérivée du plan d’immanence auquel ils appartiennent. Cela
signifie qu’il n’y a pas de « dépassement » à la Hegel des plans
d’immanence mais simultanéité et voire superposition. Ainsi écrit
Deleuze : « La philosophie est devenir, non pas histoire ; elle est
coexistence de plans, non pas succession de systèmes. C’est pourquoi les
plans peuvent tantôt se séparer, tantôt se réunir. » (43). La philosophie ne
progrès pas dans une direction déterminée mais elle s’enrichit toutefois à
travers le temps dans la mesure où elle étend les images de la pensée humaine.
Chaque nouveau plan d’immanence s’ajoute aux autres en formant un pays de plus
en plus grand, avec de frontières pourvusses.
6.
LE plan d’immanence des plans d’immanence
Malgré les différences
« géographiques » que les plans d’immanence peuvent avoir entre eux,
ils partagent la même tendance génétique disons à essayer de « restaurer
la transcendance », même à leur intérieur (42). À la fin du chapitre, Deleuze se
demandera : « est-ce qu’il y a un plan « meilleur », qui ne livrerait
pas l’immanence à Quelque chose = x, et qui ne mimerait plus rien de transcendant
? » (42). Autrement dit, est-ce qu’il existe un plan d’immanence des tous les plans d’immanence, à savoir, un
plan d’immanence « pur », sans tomber dans la tentation de la
transcendance ? Deleuze parait répondre affirmativement à cette question :
« LE plan d’immanence est à la fois ce qui doit être pensé, et ce qui ne
peut pas être pensé. Ce serait lui, le non-pensé dans la pensée. » (44).
Plus en bas, Deleuze décrira « LE » plan d’immanence comme ce qui
constitue « le plus intime de la pensée » (43), un « dehors
absolu » ou « un dedans plus profond que tout monde intérieur » (43).
Il serait un plan de totale immanence. Le caractère impensable de « LE »
plan d’immanence nous fait penser qu’il s’agit d’une sorte de négativité qui se
trouve au fonde même de toute la pensée. Étant donné que LE plan d’immanence
est cette négativité impensable, ce que la philosophie devrait faire serait de
« montrer qu’il est là », c’est-à-dire, montrer la « possibilité
de l’impossible » (44). D’après Deleuze, c’était Spinoza, le
« devenir-philosophe infini » ou aussi « Christ des
philosophes », qui a vraiment réussi à faire le « grand geste de la
philosophie », qui consiste à montrer le plan de tous les plans sans se
donner au transcendant, « celui qui inspire le moins d’illusions, de
mauvais sentiments et de perceptions erronées [...] » (46). Pour Deleuze
donc c’est en ayant conscience de l’immanence absolue de la pensée, qu’on
parvient à échapper à des illusions transcendantales. Reconnaitre qu’il n’y a
pas de transcendance c’est, par conséquent, une forme de « libération »,
peut-être la plus haute libération à laquelle la philosophie puisse aspirer.
7.
Considérations Finals
Dans le chapitre 2
alors Deleuze nous propose une conception constructiviste de la philosophie
comme création, comme une création immanente. La philosophie
crée des concepts dont signification
peut être comprise seulement dans le
cadre immanent où ils émergent. La philosophie invente et combine des concepts,
qui ont une réalité en soi-même. Les problèmes « philosophiques »
sont donc des problèmes qui sont nés à partir de l’articulation des concepts
dans le plan d’immanence. Ce sont les rapports entre les concepts ce qui leur
donne leur sens. Cependant, cette articulation interne n’est pas arbitraire. Au
contraire de la pensée ordinaire, ou on exprime des opinions vagues,
indéterminés, etc., la pensée philosophique aspire à la consistance, à couper
avec le chaos, en produisant un système de concepts qui ait une solide
cohérence interne. Dans ce sens, l’art, la science, la religion et la
philosophie, en tant que ennemis du chaos auquel la pensée tombe assez souvent,
partagent la même fonction. Cependant, la philosophie n’est pas une
connaissance dans le sens scientifique et elle ne cherche pas la vérité comme
une « transcendance », comme fait la religion. Selon Deleuze, il n’y
a pas un « dehors » du plan d’immanence, soit l’expérience ou Dieu,
qui puisse fermer complètement l’aspiration à l’infini, en offrant une
référence externe et régulatrice de tous les rapports entre concepts. Au
contraire, c’est la philosophie qui invente ses propres conditions internes
d’intelligibilité et ainsi elle n’échappe jamais d’un certain type de
circularité qui est le résultat de sa pure immanence. Ainsi comprise, la
philosophie serait, d’après Deleuze, plutôt comme l’art, une discipline avec
une autonomie créatrice. Par conséquent, il n’y a non plus la possibilité d’un
« critère général » qui puisse déterminer quel est la meilleur
« méthode » philosophique ou quel est le meilleur plan d’immanence. Ce
qui va différencier un système philosophique d’un autre, c’est sa capacité d’inventer
des nouveaux concepts et d’articuler nouveaux problèmes, de instaurer de
nouveaux plan d’immanence. L’image dogmatique de la philosophie, selon laquelle
elle devrait donner une réponse absolue, à partir de principes auto-évidentes
et auto-transparentes, doit être abandonnée.
8.
Bibliographie
·
DELEUZE, Gilles. Qu’est-ce que la philosophie?
·
Fichte’s
Theory of Subjectivity. Ed. Cambridge University Press. New
York. 1990.
[1].- Ces
concepts qui s’organisent dans un même plan, bien que ils aient été travaillés
dans des différents périodes de temps, Deleuze les appel les concepts du même groupe. (79)
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