La philosophie de Husserl et Cassirer. Des rationalismes face aux temps de crise



1.      Introduction

Tant la philosophie d’Edmund Husserl comme celle d’Ernst Cassirer se sont présentées elles-mêmes, chacune à sa manière, comme un remède contre l'irrationalisme croissant qui avait caractérisé son temps: l'historicisme, le psychologisme, le mysticisme et l'existentialisme étaient les ennemis communs à combattre. Bien que les auteurs entretiennent entre eux diverses différences philosophiques, comme on va essayer de montrer tout au long de ce travail, ils sont d'accord sur la tâche fondamentale: le remodelage de la rationalité moderne. Alors que Husserl développe à travers son projet une «phénoménologie transcendantale", Cassirer essaie de proposer une philosophie des «formes symboliques». Il convient également de noter que dans les deux cas, la réédition du programme moderne est non seulement lié à la nécessité de refonder les sciences, dans le cadre d’une spécialisation croissante et d’un manque de direction générale des XX mêmes, mais elle est aussi étroitement liée à la besoin urgent de fournir un nouveau fondement rational, c’est à dire, objective et universelle, morale et à la politique. Cassirer et Husserl à la fois ont détecté dès le début que la «crise» de la science, est allée de pair avec une «crise» XX générale dans l'ordre de la culture, qui menaçait en son cœur même le projet civilisatrice et cosmopolite occidental, une crainte qui XX c´est finalement réalisée avec l'arrivée du nazisme au pouvoir, dont violence les deux auteurs allaient vivre dans leur propre chair (puisque les deux étaient des Juifs). L'idée de cet article est d'explorer brièvement ces aspects de leurs philosophies respectives et mettre en évidence les similitudes et les tensions qui les traversent.

2.      Husserl : contre mais avec Descartes

Comme on le sait, Husserl a une relation ambiguë avec la pensée de Descartes. D'une part, l'auteur est critique de sa philosophie, en particulier de sa conception du cogito, et lui attribue une part de responsabilité dans crise de la science du dix-neuvième siècle. Mais de l'autre, Husserl, en particulier dans ses célèbres Méditations cartésiennes (1929) ainsi que dans La Crise Europée des sciences (1936), prend comme point de départ le travail méthodologique et philosophique de Descartes, surtout, ses Méditations (1641). Compte tenu de cela, nous pourrions dire XX, de façon générale, que le projet de Husserl va tenter de racheter la crise provoquée par le cartésianisme, en repensant paradoxalement le cartésianisme lui-même.
En effet, Husserl dit que la crise de la science se doit en grande partie à une crise sceptique, très similaire à celle que Descartes avait vécu en son temps et qu’il a pu résoudre  par le cogito. On rappel-le: Descartes se trouve dans la période des conséquences de la Réforme et la Contre-Réforme, où la philosophie subit XX une explosion de l'herméneutique biblique (sans qu’il y ait clairement une école « gagnante »), où il commence à prospérer le pyrrhonisme, à savoir, le scepticisme concernant la possibilité de développer une connaissance certaine. Cependant, en parallèle, il y a une consolidation de la géométrie comme paradigme de la connaissance scientifique. Ce que Husserl souligne chez Descartes c´est son habilité pour surmonter le scepticisme, en le poussant à son extrême, où il se dissout. La formule est bien connue: quand je doute de tout, ce dont je ne peux pas douter c’est la propre existence, puisque pour douter on doit exister: cogito ergo sum. Et, avec cela, Descartes donne naissance à la possibilité de la vérité (la science) à partir de l'incertitude la plus absolue.
Husserl souligne cette procédure XX de Descartes XX comme un mérite fondamental de sa philosophie, car elle permet fonder la science sur des « principes les plus généraux » et ainsi lui donner la « forme fondamentale du commencement de toute philosophie véritablement scientifique ». En ce sens, la pensée de Descartes représente la première tentative de faire de la philosophie une «science rigoureuse», un projet que Husserl va reprendre explicitement. Aussi, Husserl a reconnu à Descartes « avoir dénié à toutes les sciences la prétention à la validité définitive de leur fondation » (Boucey). C’est à dire, le cogito de Descartes vise XX donner à toutes les sciences, y compris les mathématiques et la géométrie, un fondement transcendant, qui est, au-delà d´elles-mêmes.
Husserl croit que son propre temps XX se trouve dans le même stade de scepticisme auquel Descartes avait fait face à XX son époque XX. A partir du milieu du 19ème siècle il y a, selon Husserl, un alarmant « éclatement » de la philosophie (eine Zersetzung) en divers sciences qui ne peuvent pas être unifie dans un system commun et au même temps il existe une prolifération de philosophies irrationalistes, qu’en profit (Daudey, 2015). Les opposants au projet rationaliste de la philosophie comme science viennent cette fois des philosophies vitalistes comme celles de Nietzsche, qui nient la possibilité d'une «vérité» au sens moderne, de l'historicisme, qui attribue à la philosophie seulement la tâche d'écrire sa propre histoire, ou des visions culturalistes qui la considèrent simplement comme une Weltanschauung, qui serait complètement déterminée par des facteurs historiques (et culturels ?). Husserl ajoute également à cette liste d’obstacles sceptiques, le psychologisme et le positivisme, en tant que mouvements qui finissaient par miner la transcendance de la vérité et, donc, la possibilité même de la philosophie comme «science rigoureuse», initié par Descartes.
En ce qui concerne le psychologisme, Husserl lui consacre ses Logiques Recherches (1900), où il XX présente « une confusion entre ce qui est de nature non psychologique et ce qui est supposé (à tort) être de nature psychologique. Plus exactement, le psychologisme est un certain type d’explication […] d’un ensemble de phénomènes ou d’entités en termes psychologiques […], et ce type d’explication est supposé être illégitime ». Autrement dit, le psychologisme de XIXème tend à expliquer toute connaissance en tant que phénomène de la conscience par les lois mêmes de la conscience. Ainsi, les lois de la connaissance ne seraient XX autre chose que les lois de l'esprit lui-même, ce qui signifie, pour Husserl, un subjectivisme sceptique radical, avec des conséquences clairement relativistes, puisque la connaissance serait conçue comme un jugement qui dépend complètement du sujet qui l’affirme (Racine, 2009). D'où il se suit que l'idée de la vérité dans son sens objective s’effondre.
En ce qui concerne le positivisme, Husserl exclame sans équivoque qu'il « décapite la philosophie », puisque il met l'accent seulement sur l'étude « nue », c’est à dire, « a-métaphysique » « du fait ». Pour Husserl, à cet égard, comme dans d'autres, en suivant Kant, cette fixation sur l'aspect purement «observable», qui caractérise la philosophie de Comte, mène à la cécité par rapport à l'aspect «subjectif» de la connaissance (Husserl 2012, 14). En ce sens, Husserl est précisément à l'extrême opposée du psychologisme, puisqu’il donne à l'objet le rôle central, au point qu’il supprime complètement le sujet et, avec lui, la possibilité même de la connaissance (Depraz 2012, 14). Cette manière d'aborder la réalité, Husserl l’appelle «objectivisme» et elle n  est rien de plus qu'un scientisme. Dans ce cas, parce que le positivisme essayait de tenir compte des seuls faits XX accessibles par l'expérience sensorielle, XXX l'idée de « théorie » (comme, en général, celle de métaphysique) perdait toute  XX sa valeur.
Pour Husserl XX aussi bien le subjectivisme radical ainsi que l'objectivisme, même si jusqu´ à un certain point ils sont contradictoires, ils ne sont pas seulement les symptômes d’une même crise. Aussi, et en tant que tels, ils partagent également la même racine: cette racine est précisément la pensée Galilée et Descartes, ceux qui sont a la base du le projet moderne. C est avec Galileo, qui hérite et développe le platonisme, que commence la mathématisation de la nature, en inaugurant une sorte de science qui donne lieu à des processus menant au positivisme de Comte. Husserl explique que la géométrie du XVII siècle est une discipline plus abstraite., par opposition à celle de Platon et d'Euclide, qui a conservé des étroits liens avec le sensible. Et c’est à partir d'elle que va se constituer la «physique mathématique», une discipline qui se concentre précisément uniquement sur les lois naturelles abstraites, qui ignorent la diversité du sensible et de l'individu et qui XX finit par omettre entièrement la dimension subjective, comme on peut apprécier dans le positivisme (Depraz 2012, 15). Il est aussi identifiable chez Descartes ce processus de « mathématisation» de l'univers qui est valable aussi bien pour sa physique –(en effet, il le dit à Mersenne «ma physique n’est autre chose que géométrie»)- que pour sa métaphysique, puisque Descartes applique la méthode hypothético-déductive au propre cogito. En effet, il prend le cogito comme un point d'Archimède à partir duquel Descartes va déduire l'existence du réel, XX la res extensa.
Au même temps, la philosophie moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant, dit Husserl, a également tenté de produire une subjectivité transcendantale de l'individu par l'imitation des sciences naturelles et, par conséquent, a fini par tomber aussi dans le paradigme naturaliste. Là se trouve justement le germe de la psychologie naturaliste, d’un sujet qui se comprend comme un objet. Bien que le dualisme cartésien, avec le cogito, donne un rôle essentiel à la subjectivité, il devient, en parallèle une sorte de «réalisme objectiviste», qui empêche de comprendre les opérations propres de la subjectivité –c’est-à-dire, sa vie consciente et intentionnelle- . En effet, quand Descartes mathématise le cogito, il retourne á la nature extérieure. Et comme il est conçu en termes naturalistes, le sujet est compris à partir de lois causales et des concepts comme l'espace et le temps, typiques de la physique (Racine, 2009). De cette manière, aussi bien l'approche positiviste que le psychologiste sont incapables d'expliquer les structures dynamiques et dialectiques qui régissent la vie consciente de l'individu. Étant donné que les sciences empiriques ont mal compris la nature du sujet, le projet moderne entre en crise et cela donne lieu à diverses formes d'irrationalisme.
Comme il décrit dans La crise de l'humanité européenne et la philosophie (1935), Husserl voit que la frustration du projet moderne implique une crise générale de la culture et des valeurs de l'Europe, comme cela était déjà évident dans les années 30 en Allemagne. L'horizon de la recherche scientifique et rationnelle avait fondé en Europe, dès la Grèce, l'idée d'une humanité universelle, elle avait créé une communauté qui transcendait les frontières et, à son tour, avait doté d'un sens à l'histoire. Avec la crise de la science, l'Europe fait face à deux possibilités: 1) soit la "décadence" civilisatrice, puisqu’elle perd son sens originel et se livre aux forces centrifuges de l'irrationalité (le nationalisme, le vitalisme, l'historicisme, etc. 2) soit l´apparition d´une nouvelle "renaissance" de l'esprit philosophique qui puisse surmonter le naturalisme et rétablir le sens humaniste et universaliste de l'Europe. Husserl évidemment va choisir la seconde voie. C'est pour cette raison que La crise constitue un véritable «manifeste», au milieu de la débâcle politique européenne dans les mains de l'irrationalisme.
Pour ce faire, il va attaquer le rationalisme étroit typique trouvé dans la base de la philosophie moderne.
En effet, pour Husserl, le problème central derrière l’approche objectiviste des sciences naturelles c´est qu’elles ignorent le «monde vécu», ce monde dans lequel nous nous trouvons immédiatement et qu’est constitué par des expériences concrètes et quotidiennes. Selon l'auteur, la «posture théorique» que la science a prise défigure ce monde qui nous est donné et dans lequel nous sommes toujours, en essayant de l'intégrer dans des structures préfixées, lesquelles lui sont, en fait, complétement étrangères. Husserl ne veut pas assumer à l'avance aucune théorie philosophique ou scientifique, mais il veut sauver justement les phénomènes concrets et quotidiens et leur signification (culturelle), tout comme ils nous ont été donnés originellement, dans ce qu’il va appeler «l'attitude naturelle» (par opposition à « l'attitude théorique »). C’est pour cela que Husserl réclame retourner «aux choses mêmes», à savoir, tel qu’elles se présentent à l'intuition originelle du sujet. C’est à partir d’elles qui, d´après l'auteur, on peut reconstruire les structures dialectiques et dynamiques de la conscience et, de là, prêter nouvelle base à des sciences et XX récupérer le projet gréco-moderne de la connaissance universelle. Tel est précisément son projet de « phénoménologie transcendantale ». De cette manière, Husserl propose un retour à Descartes, l'ego, mais en le pensent à partir de sa propre base.

3.      Cassirer, formes de crise et formes symboliques

Malgré les efforts des Lumières pour rendre le monde intelligible, pour effacer toutes les ténèbres de la pensée magique et pour refonder les relations sociales sur des bases rationalistes, le mythe a fait un retour inattendu dans le XXe siècle. Ce retour, il affirme dans The Myth of the State (1946), a été favorisée par une crise scientifique et culturelle, un diagnostic qui a un incroyable parallélisme avec celui de Husserl. En effet, à la fin du XIXe siècle, d´après Cassirer, on peut trouver une « atmosphère totalement hostile » à la rationalité, alimentée par la Lebensphilosophie de Nietzsche et Bergson,  l'historicisme pessimiste de Spengler et l'existentialisme de Heidegger. De l'avis de Cassirer, tout comme chez Husserl, l'attaque systématique à la raison perpétré par des philosophies irrationalistes a causé une fracture des fondations de la civilisation (humanistes et rationalistes) de l’Occident, en donnant libre cours à une résurgence de la « mythologie politique ».
Cependant, tout cela est (pour Cassirer, comme pour Husserl), seulement une conséquence d’une "crise culturelle" plus profonde, née de la crise dans la définition de l'homme (dans le cas de Husserl, du «sujet»). Dans les siècles précédents, explique Cassirer, il y avait toujours une discipline, en dehors de la métaphysique, la théologie, les mathématiques ou la biologie, qui officiait d’arbitre général et qui conduisait ou réglait la progression globale de l'approche de l'homme. Mais avec l'émergence d'innombrables sciences différentes, de plus en plus spécialisés, la possibilité d'une telle unité a disparu, et avec elle, a été générée une situation d´ « anarchie complète de la pensée » (1967: 24). Comme Husserl, Cassirer aussi détecte que la philosophie a été incapable de fournir une base générale (ou transcendantale) à la science, en générant un panorama de crise identitaire de l’homme (il faut penser à la définition de l'homme de Nietzsche comme "volonté de puissance", de Freud comme «être sexuel» ou de Marx comme «homo aeconomicus»). Cela a mis à profit de représentations mythologiques qui ont commencé à prospérer au XX milieu du désespoir causé par les guerres. Dans un étroit parallélisme avec Husserl, Cassirer estime que la crise XX répond XX a une autre crise dans la conception de la rationalité, qui se manifeste dans les domaines à la fois théorique et pratique (moral, politique, etc.). En réponse, XX tandis que Husserl tente de récupérer le rôle de la philosophie comme «science rigoureuse», qui pourrait retrouver l'unité de la science et repenser rationnellement la catégorie du sujet, Cassirer tente également de trouver une définition anthropologique générale de l'homme, qui pourrait contrer irrationalisme et la fragmentation des sciences empiriques.
Selon XX ce dernier, il ne suffit pas de traiter l'homme à partir XX d'une dimension particulière, soit elle empirique, soi métaphysique. Cassirer essaye, comme Husserl, de chercher (et ici se trouve son néokantisme), la structure transcendantale qui tisse toutes les dimensions culturelles de l'homme, dans le but de les exposer, pas comme des créations incohérentes mais comme faisant partie d'une unité organique. Toutefois, pour l'auteur, le nœud qui lie toutes les expressions culturelles (c’est à dire la science, la langue, la religion, l'art et le mythe) n’a pas la forme d’une «essence» mais celle d’une fonction. (1967: 61) Pour Cassirer, définir l'être humain comme "animal rationnel" ne suffit pas : la raison n’est pas le principe essentiel de l'homme, qui cause toutes ses activités culturelles. La fonction qui joue ce rôle est, pour Cassirer, le symbolique. Ainsi déclare, dans une célèbre sentence, que l'homme est, avant tout, un animal symbolique. Cela signifie que l'homme n’habite pas seulement dans un « monde physique », comme le reste des animaux, mais habite un monde symbolique, puisque "[il] s’engage dans des formes linguistiques, images artistiques, symboles mythiques ou rites religieux, de telle manière qu’il ne peut pas voir ou savoir quelque chose, sauf par l'interposition de cet environnement artificiel» (1996: 26). Dans The Concept of Symbolic Form (1922), Cassirer note que la forme symbolique est une « énergie de l'esprit » par laquelle la spontanéité de la conscience charge de signifié les stimuli sensoriels qui viennent du monde naturel (Gordon 2010: 14). Bien que la réalité externe apporte à nos sens des données empiriques, il est également vrai que l'esprit imprègne de concepts ce que la réceptivité nous fournit de manière « nue » (pre-conceptuellement). Ainsi, dans sa relation avec le monde et la société, la conscience se retrouve toujours avec son propre contenu, avec lequel elle a recouvert l'ensemble de la réalité.
Il convient de noter ici que Cassirer mène une critique de la science positiviste et psychologisme qui va dans le même sens que celle de Husserl. L'homme ce n’est pas un objet quelconque parfaitement compréhensible par le paradigme naturaliste. Il est plutôt un sujet dont la conscience (et on trouve ici la base kantienne deS XX deux auteurs), joue un rôle actif dans la compréhension du monde et de lui-même. Cassirer présente, comme Husserl l’ego transcendantal, l'idée de forme symbolique comme un principe unificateur et dynamique (historique), où le signifié et l'expérience phénoménologique jouent un rôle essentiel. (pongo un aparte)
La « raison » selon Cassirer n’est pas « pure » ou « a priori », comme chez Kant, mais les structures qu´elle produit sont réalisées par des formes symboliques qui sont des «modes d'objectivation» historiques. Cela signifie que, pour l'auteur, chaque forme symbolique constitue (et non pas simplement reproduit) des différenciations exclusives qui organisent la réalité en différents domaines de signification, chacun avec sa propre compétence. En ce sens, la forme symbolique se présent comme une sorte de « backdrop transcendantal » qui permet que la chose, soit une donnée de sens, soit une entité abstraite (mathématique), apparaît représentée dans la conscience d’une manière particulière et qui prend un sens dans le cadre d'un système de symboles plus grand. Ainsi la raison cesse d'être une raison «pure», façonné par des structures et des catégories « pures » et « transcendantes », pour devenir une «raison symbolique", à savoir, une rationalité qui se compose des formes symboliques qui génèrent des espaces d'objectivation et qui fondent toute la culture. Bien qu'il y ait des différences (méthodologiques et philosophiques) dans leur approche, il est clair que tant la philosophie de Cassirer comme celle de Husserl pointent dans la même direction: récupérer le "monde vécu" le plus fondamental de l'homme pour, à partir de là, reconstruire la rationalité. Les deux cherchent la transcendance dans l'immanence.
À ce point, il est important de noter que pour Cassirer toutes les formes symboliques sont nées à partir de la même source: le mythe. Le mythe est, historiquement et anthropologiquement parlant, la première et la plus générale tentative d'investir la réalité de sens. Il représente le corollaire même de la spontanéité avec lequel se donne un sens à une nature «vierge» pour la transformer proprement en un «monde», où non seulement se produisent des relations physiques, mais aussi des rapports de sens: il est sur ceux-ci que toute la culture de l'homme se base, qui désormais sera sa «maison existentielle ».
En outre, le mythe, en plus d'être le ventre des formes symboliques, est, lui-même, une autre forme symbolique. En effet, en introduisant la différenciation, proto-religion entre le sacré (mana) et le profane (tabou), le mythe fournit une première manière de rendre les choses intelligibles. Cependant, bien que considérées du point de vue de leur origine et de leur fonction, toutes les formes symboliques sont égales, considérées du point de l'évolution historique de la conscience. (Creo aparte)
 Pour Cassirer, la science moderne est un stade supérieur du processus signalé ci-dessus. Contrairement au mythe, la science fonctionne sur la base de la distinction fondamentale entre vérité et apparence. Cette distinction cache la différenciation entre ce qui est représenté et sa représentation, une scission qui implique pour l’auteur un développement phénoménologique-historique: à savoir, la reconnaissance explicite que la conscience n’est pas seulement un réceptacle de données provenant de l'extérieur, mais qu’elle aussi est impliquée activement, à travers de la faculté de spontanéité conceptuel, dans l'appréhension du monde. En d'autres termes, la science moderne sait que, en connaissant rationnellement la réalité, elle la tamise. De cette conscience de soi est précisément ce dont le mythe est dépourvu, en confondant dans la même dimension ontologique « le réel » avec les contenus transcendantaux (symboliques) projetés par la conscience. En ce sens, la théorie de Cassirer est une théorie évolutionniste, en concevant l'histoire (à la manière de Hegel) comme un développement progressif de la conscience, qui commence avec le mythe, inconscient et dogmatique, et finit dans la science, qui est transcendentale et consciente de soi-meme. Avec cela, Cassirer tente de récupérer l'idée de progrès et du sens de l'histoire que Husserl voyait aussi comme menacé par la crise du projet européen d'une science universelle.
Avant la montée du national-socialisme, Cassirer avait déjà averti que la « déformation » systématique de la modernité, et plus particulièrement, des idées des Lumières dans les mains de philosophies irrationnelles, affaiblirait l'idée d'une nature humaine universelle, du sens de la science et de l'histoire, et l'idée de droits naturels inaliénables. Pour revendiquer cet héritage, Cassirer a écrit La Philosophie des Lumières, qui constituait une défense de la République (de Weimar), de la démocratie, du rationalisme contre le déjà inévitable retour du mythe politique. Comme bien a noté Foucault, le texte était un «manifeste», comme l’était aussi La Crise de Husserl, avant le collapse de la civilisation.
               
4.      Conclusion
                       
Raison, c'est la torture!
Michel Foucault, Dits et écrits (1994)

Comme on a vu dans ce travail, la pensée de Cassirer et Husserl ont plusieurs de point en commun. Le deux diagnostiquent que la civilisation se trouvait en danger a cause d’une crise culturelle, provoquée par la fragmentation de la science, par l’incapacité de générer une nouvelle définition du sujet (ou de l’homme) et par la correspondante prolifération de l´ irrationalisme. Contre tout cela, les deux procèdent aussi à faire l´essai de sauver la modernité. Tandis que Husserl le fait en retournant à la philosophie de Descartes mais en proposant une redéfinition non naturaliste du cogito, Cassirer le fait en reformulant Kant et son concept de « raison pur » pour produire une « raison symbolique », que, comme la phénoménologie transcendantale de Husserl, puisse incorporer le dynamisme phénoménologique de la conscience et de l’histoire. En ce sens-là, il est clair que les deux sont critiques du XX paradigme naturaliste de la science, en proposant une reconceptualisation du sujet de tonalité idéaliste. Dans ce cadre et avec la préeminence de l irrationalisme, ses propos philosophiques allaient clairement « contre le courant » et avaient le sens exprès de renouveler le projet universaliste et humaniste du Siècle de Lumières. 
Il est important de noter que si l’on compare la situation politique et philosophique contre laquelle Husserl et Cassirer ont fait face, avec la situation actuelle, on peut voir des profondes et inquiétantes similarités. En effet, la réapparition contemporaine des nationalismes, néofascismes et fanatismes religieux –(manifestations claires d’une crise des valeurs universels et rationalistes)-, n’auraient ils rien à avoir avec une profonde crise philosophique, comme cela qui a trouvé place il y un siècle?  De la même manière comme Husserl et Cassirer identifient dans l’historisme, l’existentialisme, le vitalisme, etc. comme le danger de leur époque, on pourrait argumenter que les origines de la crise politique contemporaine se trouvent dans la critique totale que la postmodernité a réalisé pendent les derniers décades au projet des Lumières et qui, peu étonnamment, constitue, en fait, une réédition des philosophies (comme celles de Nietzsche, Spengler et Heidegger) contre lesquelles Husserl et Cassirer ont précisément combattu dans leur époque.
Avec son antiobjectivisme, antifundationalisme, antiscientificisme, anticartésianisme (que Žižek décrit aussi bien dans les premières pages de son The Ticklish Subjet (1999)), antihumanisme, antirationalisme et sa reformulation du pessimisme, du relativisme, et de la critique au progrès, la postmodernité semble être plutôt une nouvelle anti-modernité, comme bien note Habermas dans son Der philosophische Diskurs der Moderne (1985), puisqu’elle a reformulé le langage des philosophies de droite et de extrême-droite de l’Allemagne des années 30’.[1] Ses fils contemporains son le multiculturalisme dans la tradition de gauche et le nationalisme dans la tradition de droite, mais aussi le premier autant que le seconde partage le même substrat antirationaliste et antiuniversaliste : la tradition nationale ou religieuse valent pour elles-mêmes et ne doivent pas être soumises à la critique rationnelle. Exalter la « culture », la « identité », la « religion », comme une fin à soi-même, constitue en rejet des valeurs et du projet original de Lumières, que quelques philosophes aujourd’hui font explicitement. Ainsi on lit dans Enlightenment Wake (1995) de John Gray:       

          The legacy of the Enlightenment project—which is also the legacy of Westernization—is a world ruled by calculation and willfulness which is humanly unintelligible and destructively purposeless […] The most fundamental Western commitment, the humanist conception of humankind as a privileged site of truth […] which re-emerges in secular and naturalistic form in the Enlightenment project of human self-emancipation through the growth of knowledge, must be given up.

Face à cette nouvelle renaissance de l’irrationalisme et de la « déformation » des Lumières, on doit rappeler les mots de Cassirer dans son La Philosophie des Lumières : « Les siècles qui contemplaient et vénéré dans la raison et la science « la suprême force de l’homme », ne peut ni doit pas être passé pour nous ; on doit trouver un chemin, pour ne pas seulement le contempler tel comme il était, mais aussi pour libérer les forces radicales que lui ont donné sa forme. » (Traduction mienne, 2008: 15)    

5. Bibliographie

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·   BOUCEY, Michel. Une introduction au rapport de Husserl à Descartes. Dans : http://mb.cybervisible.fr/une-introduction-au-rapport-de-husserl-a-descartes-

·         CASSIRER, Ernst. 1946. The Myth of the State. Ed. Yale University Press. New Haven.

·         CASSIRER, Ernst. 2008. Filosofía de la Ilustración. Ed. F.C.E. México.

· DAUDEY, Jonathan. Husserl et Descartes. L’héritage cartésien. 2015. Dans : https://unphilosophe.wordpress.com/2015/01/19/husserl-et-descartes-lheritage-cartesien/

·      FARBER, Marvin. Husserl's Méditations Cartésiennes. Dans: The Philosophical Review, Vol. 44, No. 4 (Jul., 1935), pp. 380-387. Disponible dans: http://www.jstor.org/stable/2179992.

·    FULTON, James Street. The Cartesianism of Phenomenology. Dans: The Philosophical Review, Vol. 49, No. 3 (May, 1940), pp. 285-308. Disponible dans: http://www.jstor.org/stable/2180868

·    GORDON, E. Peter. 2010. Continental Divide. Heidegger, Cassirer, Davos. Ed. Harvard University Press. England.  

·     HUSSERL, Edmund. La crise de l’humanité européenne et la philosophie. Introduction, commentaire et traduction par Nathalie Depraz Dans : La Gaya Scienza. Mars 2012.

·  LAPORTE, Jean-Marc. Husserl's Critique of Descartes. Dans: Philosophy and Phenomenological Research, Vol. 23, No. 3 (Mar., 1963), pp. 335-352 Published by: International Phenomenological Society: Disponible dans: http://www.jstor.org/stable/2105078

·         LOFTS, G. Steve. Husserl, Heidegger, Cassirer. Trois philosophies de crise. Dans: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 92, n°4, 1994. pp. 570-584.

·         RACINE, Jonathan. La place de Descartes dans l’analyse husserlienne de la crise des sciences et de la philosophie. Dans: Centre Georges Chevrier: 2009.

·         SCHMIDT, James. Language, Mythology, and Enlightenment: Historical Notes on Horkheimer and Adorno's "Dialectic of Enlightenment". Social Research Vol. 65, No. 4 (WINTER 1998), pp. 807-838.

·         VIANU, Stefan. 2003. « La dialectique des Lumières selon Ernst Cassirer », in Arches, Tome 5, Cluj-Bucarest. Disponible dans : www.arches.ro/revue/no05/no5art14.htm.

·         WESTRA, Adam. L’être humain comme l’«animal symbolique» chez Ernst Cassirer. s/d. Disponible dans : http://www.revueithaque.org/fichiers/adepum/Westra.pdf







[1].- Richard Wolin décrit ce processus très bien:: “Since the reception of Heidegger in France remained ahistorical and decontextualized, the ideological implications of his thought remained largely unremarked. Nevertheless, during 1960s his philosophical antihumanism, as mediated through indigenous French theoretical traditions, became an obligatory right of passage for many intellectuals on the French left. Among this contingent, one would have to include the names of Lacan, Foucault, and Lyotard, as well as Derrida. This transposition of the conservative revolutionary critique of modernity from Germany to France gave rise to a phenomenon that might aptly be described as a left Heideggerianism. Thereby, a critique of reason, democracy, and humanism that originated on the German Right during the 1920s was internalized by the French left. The French philosophical left remained staunchly “post-Marxist,” insofar as it believed that Marxism, too, was beholden to the foundationalist delusions of Western thought. After all, in Marx’s work did not the proletariat function as the apotheosis of the Cartesian ideal of self-positing subjectivity?” (Wolin, 2004, 247) Pour voir l’influence de Heidegger sur le fascisme contemporaine, on recommande l’article: Heidegger: The Roots of War and Fascism Today (2003).

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