Fichte. Exposé sur La Doctrine de la Science (1801-02)


Dans le texte suivant, on analysera les paragraphes §16, §17 et §18 de la Doctrine de la Science (1801) de Fichte, dont but général est d’établir la condition transcendantale du savoir absolu. On verra que cette condition est étroitement liée au concept de liberté absolue, qui est, en fait, à la base de toute la Doctrine de la Science. En effet, en cherchant à achever la « clôture » de la Doctrine de la Science, Fichte démontrera qu’une telle « clôture » ne peut pas être comprise comme une « fermeture », c’est-à-dire, comme un concept absolu, définitif et concret sinon comme le contraire : comme un concept qui, en fermant, maintien une « ouverture ». Fichte se réfère justement au concept de la liberté absolue, dont caractéristique fondamentale est, et voilà l’ouverture, justement la contingence, la possibilité d’être ou de ne pas être. Le fait que le savoir absolu soit basé sur la liberté absolue, montre l’autonomie pure de la raison humaine, qui s’auto-engendre et donne toujours à soi-même ses propres règles. En plus de ce cadre général, Fichte abordera dans ces paragraphes aussi des concepts concrets, qui construisent l’architectonique de son système, comme ceux d’intuition intellectuelle, d’auto-engendrement de la liberté, de la lumière, du « flottement » et de l’imagination et approfondira sur les rapports entre l’acte (pur), fait et savoir. 

1. L’intuition intellectuelle et la clôture du savoir

Le paragraphe §16 est fermement lié au paragraphe précèdent, sur lequel on avait déjà travaillé dans la séance dernière. Si l’on se rappel, le paragraphe §15 avait fini avec l’analyse du concept central d’intuition intellectuelle, qu’il avait défini de plusieurs manières au long du texte (soit comme « identité de la pensée et de l’intuition », « liberté absolue », « pur Pour », etc.). Du point de vue du savoir absolu, l’intuition intellectuelle est précisément l’autoréflexion absolue, c’est-à-dire, l’intuition infinie de l’intuition du savoir, à partir de laquelle le Moi (absolu) peut déduire tout le savoir (absolu). Comme conséquence, l’intuition intellectuelle ne serait pas seulement le point d’unification (ou réflexion unifiante) entre être (absolu) et liberté (absolue) mais aussi entre concept et réalité et entre entendement et réceptivité. 

Avec le concept d’intuition intellectuelle, Fichte procède donc à dissoudre le problème posé par le dualisme kantien : celui de l’abîme qui sépare l’objet et le sujet, le phénomène et le noumène, qui constituait un limite insurmontable pour la « raison pure ». Chez Fichte, cependant la « chose en soi » n’est plus soutenable parce que le Moi est auto-suffisant : à savoir, il peut déduire de soi-même tous les contenus (les savoirs) possibles de la réalité sans appeler à un « objet » un dehors de soi-même. Selon Fichte alors, le Moi et le non-Moi n’habiteraient pas en « montagnes séparées », comme chez Kant, mais au même royaume absolu du Moi, qui s’intuitione (absolument) à soi-même. C’est pour cette raison, en fait, que le concept d’intuition intellectuelle, se trouve au cœur même de toute la Doctrine de la Science. Le début du paragraphe §16 part précisément de ce point-ci: 

Le savoir absolu [écrit Fichte] est désormais trouvé, et il se tient devant nous comme un œil reposant sur soi-même et clos en soi. En dehors de soi, il ne voit rien, mais il se voit lui-même. Cette auto-intuition du savoir, nous devons l’épuiser, et avec elle se trouve épuisé le système de tout savoir possible, et la Doctrine de la Science est réalisée et clôturé (p. 56)

Pour Fichte alors le véritable savoir, aussi bien que la réalisation même de la Doctrine, commence à partir du moment où il se regarde à soi-même, autrement dit, quand il prend conscience de soi-même. C’est pour ça qu’il dira plus bas que « cette vue est la première que nous devions établir, car c’est seulement en vertu de celle-ci que le savoir est en général […] » (56). C’est justement l’intuition intellectuelle, en tant que autoréflexion (intuition de l’intuition) et régression infinie du savoir, ce qui permet cette posture « d’observateur » de soi-même. Le savoir se regarde à soi-même (parce qu’il a pris conscience de soi à travers l’autoréflexion), toutefois il ne peut pas sortir de soi, il ne pourra jamais sortir dehors de soi-même, parce qu’il se réplique infiniment, comme la figure d’un cercle, en se intuitionant: « il se voit [toujours] lui-même ». 

D’autre part, Fichte décrit ce savoir (absolu) comme « un œil » qui « repose sur soi-même » et qui est « clos en soi ». 

La première caractérisation (« repose sur soi-même ») du savoir absolu veut dire que le savoir (absolu) est la causa sui de sa propre existence, ce qui signifie qu’il est complètement autonome : il se donne ses propres règles à travers l’acte et la liberté (absolus), comme on verra après. D’autre point de vue, on pourrait dire que le savoir absolu c’est un savoir « pour soi », contrairement au savoir (effectif) qui est un savoir incomplet, « en soi » (56). 

La seconde caractérisation (« clos en soi ») du savoir absolu se réfère au fait qu’il est un système complet. Or quel type de complétude peut Fichte offrir à sa Doctrine si le savoir absolu est justement absolu, c’est-à-dire, infini et alors impossible de fermer par définition? Comme on avait déjà avancé, la réponse c’est que le système fichtéen ferme paradoxalement avec une ouverture : la liberté absolue du Moi, qui est comme une sorte de « vide » (on va revenir sur ce concept après) dans le savoir même et qu’au même temps se présente comme la condition transcendantale qui rend possible son existence et clôture. 

2. La liberté comme clôture et acte : le concept d’auto-engendrement 

À mon avis, Fichte essayera d’éclairer cette idée de « clôture » en tant que liberté absolue avec l’introduction du concept de « auto-engendrement absolu », qui pourrait être regardé soi comme une propriété de la « liberté absolue », soi comme un synonyme de « liberté absolue » elle-même. 

Dans la page suivante (57), Fichte reviendra sur l’idée d’intuition intellectuelle, en la décrivant cette fois comme un « en soi » et « pour soi » absolu. Cela veut dire, selon ses propre mots, qu’elle est un « auto-engendrement absolu, absolument à partir de rien [le « en soi »] ; une auto-appréhension de la lumière [le pour soi]. » (56) En autres termes, en tant que auto-engendrement, l’intuition intellectuelle n’a pas d’un cause, ou raison d’être à la qu’elle soit lié nécessairement, hors de soi-même. En ce sens-là, l’auto-engendrement absolu de l’intuition intellectuelle se correspondrait, de quelque façon, avec l’acte d’auto-positionnement du Moi, qui permettrait au savoir absolu sortir de soi-même. Par ailleurs, il faut souligner que, selon Fichte, cet auto-engendrement absolu se produit à soi-même de manière ex nihilo, en se déterminant à partir de rien. Il est donc une activité inconditionné est absolument libre : voilà pourquoi on l’avait défini auparavant comme synonyme de la liberté absolue, qui signifié justement une forme de « vide » dans le savoir. Fichte continue: 

C’est [auto]engendrement n’est pas comme un fait en soi que l’on se contenterait de contempler d’en haut […] mais c’est le Voir lui-même, en tant qu’acte absolu, qui est cet engendrement. Inversement, cet engendrement – en effet il est le Voir même, la liberté absolue de l’intuition intellectuelle, est pour soi. (57)

Ici Fichte introduit les concepts de « Voir » et « d’acte absolu », relatifs à l’idée d’intuition intellectuelle. Le « Voir » c’est un autre terme pour « l’œil de l’intelligence » et pour la « lumière »[1], des notions sur lesquels Fichte avait déjà parlé aux paragraphes précédents. Par sa part, « l’acte absolu » semble correspondre à la fonction d’auto-engendrement de l’intuition intellectuelle, qu’on trouve à la base de tout savoir (effectif) : en ce sens-là, l’acte (pur), ou aussi Tathandlung, se présent justement comme l’activité à partir de laquelle on peut regarder le savoir en dehors de soi-même. En effet c’est pour ça qui Fichte lui décrit aussi comme un synonyme de la réflexion absolue (57). En plus, et en tant que réflexion absolue, de la synthèse de l’acte et de l’auto-engendrement on obtiendra le point d’unité absolu de la conscience, comme l’auteur affirmera explicitement dans la page 59. 

D’autre part, c’est justement à travers l’intuition de l’acte, c’est-à-dire, de l’acte absolu même, que, pour Fichte, le savoir devient un fait (57). De cette manière, l’acte pur (ou la réflexion absolue) peut être conçu aussi comme ce qui sépare le savoir « en soi » ou « Ce que », c’est-à-dire, le savoir effective, du savoir « pour soi » ou « Parce que », c’est-à-dire, le savoir absolu. De cette manière, Fichte arrive à une nouvelle définition du savoir: « le savoir [absolu] doit être pour soi absolument ce qu’il est, immédiatement parce qu’il est. » (57). Cette formule exprime, d’après Fichte, la fusion entre le Parce que interne absolu et le Ce que interne absolu (qui s’exprime dans la proposition : etc.) et, avec cette fusion, le savoir absolu se rend possible: à cela consiste la synthèse principale du savoir. 

Tandis que le Parce que (das Weil) est lié à la qualité du savoir (autrement dit, lié aux notions traditionnelles de, par exemple, « cause », « fondement » ou « raison suffisant »), le Ce que (das Was) à avoir spécifiquement avec la caractéristique du savoir d’être quantifiable. Néanmoins, dit Fichte, « le Ce que absolu du savoir n’est ici aussi, comme on sait, qu’une simple forme, la forme de la pensée […] » (58). On peut lire cette phrase de la manière suivante : en tant que caractéristique du quantifiable, le Ce que ne peut exister que comme forme (concept), c’est-à-dire, en tant que savoir effective ou limité. Autrement dit, on ne peut pas avoir une quantification de l’absolu du Ce que, parce que précisément l’absolu (même l’absolu du Ce que) est, par définition, inquantifiable. Alors dès le moment qu’on le nom, il part. Lorsqu’il essaie d’être « pour soi », il s’annule à lui-même. En effet, on pourrait argumenter que Fichte décrit cette opération à la fin de la page 58 avec le concept d’anéantissement : « […] toute intuition est liberté, est absolument parce qu’elle est, et si ce parce que s’intuitionnait, le Ce que serait anéanti en tant qu’absolu. La forme de cette intuition est donc anéantie par sa matière ; elle disparait absolument à travers soi-même en soi-même. » (58) 

3. Entre « rien » et « lumière » : le paradoxe de l’auto-engendrement 

Dans ce point-ici, on devrait se demander comment il est possible que, selon Fichte, le « auto-engendrement absolu » soit un « auto-engendrement à partir de rien » et au même temps une « auto-appréhension de la lumière », comme on a vu. En effet, être rien et être lumière ne sont pas deux possibilités contradictoires ? On devrait faire un petit excursus pour bien expliquer cette idée mais il est nécessaire car il peut nous éclairer d’autres éléments de la pensée de Fichte. Isabelle Thomas-Fogiel dans Fichte : Réflexion et argumentation (2005) explique assez bien ce point. Fichte on dit que la lumière est « inconcevable » c’est-à-dire, qu’elle n’est pas réductible à un concept (Thomas-Fogiel, 204).

Cependant, pour que la lumière soit identifiée comme telle, le concept doit s’anéantir. On peut illustrer cette idée avec l’exemple d’un tableau qui reçoit une lumière pour que les objets qu’y reposent soient visibles. En fait, « pour poser dans un tableau la lumière –ou la perspective – qui permet aux objets d’apparaitre, je dois suspendre ma vision des objets » (Fogiel, 204). Autrement dit, les objets doivent disparaître pour que le tableau et la lumière puissent être visibles : il faut qu’ils s’anéantissent. Pourtant, Fogiel se demande, « […] puis-je déterminer la lumière ou la perspective comme objet du tableau ? » (204) La réponse est non, parce que la lumière n’est pas un objet comme les autres. Dans le même sens, l’auto-engendrement absolu, le point de réunion (auto-appréhension) de la lumière et (de l’anéantissement) du concept, c’est justement comme la lumière et le tableau, il n’est pas en soi-même déterminable positivement comme quelque chose. 

4. Fait et savoir : le « hiatus » du savoir absolu

Dans la page suivante (59), Fichte établira l’indissociabilité du fait et du savoir, une articulation qu’il décrit comme un « hiatus absolu dans le savoir ». Fichte dit pourtant que ce « hiatus » est en vérité rien et comme l’on a déjà vu, le néant est lié justement à la possibilité de l’auto-engendrement du savoir ou aussi à ce de l’acte absolu (Tathandlung). Cette liaison entre rien, fait et savoir peut être lue comme la thèse fichtéene de la non-nécessité de l’existence du savoir. En effet, à propos de cette étrange relation, l’auteur écrira :

Quiconque se voit demander d'où il sait qu'il fait quelque chose chose qui peut bien être celle-ci οu celle-là - déclare qu'il sait absolument ce qu'il fait, purement parce qu'il le fait; il présuppose donc une liaison immédiate du faire et du savoir, une indissociabilité des deux, et comme toute liberté absolue est un saltus, il présuppose une continuité du savoir par-delà ce saltus. Par contre, si l'on demande à quelqu'un d'où il sait que, par exemple, tout être contingent doit avoir un fondement de son être-tel en-dehors de lui-même, il répondra qu'il en est absolument ainsi, sans prétendre nous indiquer une liaison de ce savoir qui est le sien avec le reste de son savoir ou de son faire. Il admet le hiatus. (59)

Dans les deux cas exposés alors l’indissociabilité, le « hiatus » ou le « saltus » (soi conscient ou inconscient) du fait et du savoir sont consacrés définitivement. Cette réflexion conduit à l’idée de la libre réflexion de la conscience, qui est une conséquence nécessaire du caractère absolu de la pensée (être) et de l’intuition (liberté). Le savoir en-soi-même, n’est pas nécessaire, mais c’est qui est absolument nécessaire c’est la réflexion pour se voir justement comme savoir (61). De quelque façon, on pourrait dire que, d’après Fichte, tandis que le fondement d’un savoir se trouve dans le fait qui est indissociable de ce savoir, le fondement absolu du savoir absolu se montre comme une régression autoréflexive infinie de l’intuition absolue, c’est-à-dire, comme rien de concret. À la fin, l’être (absolu) de Fichte est donc réellement rien. 

Pour conclure le paragraphe §16, Fichte revient de nouveau à la question de l’intuition intellectuelle. Cette fois elle est conçue, pas comme l’intuitionnner absolu (« pure ») ou la pensée absolue (« pure »), mais comme l’articulation, « l’unité réelle » de les deux. Comme résultat : l’intuition intellectuelle est « placée devant elle-même […] comme un élément stable et à l’intérieur du stable » (61). L’intuition reçoit la lumière qui apporte la première intuition : l’intuition intellectuelle, qui s’illumine absolument à soi-même à partir de soi-même. 

5. Le fondement ultime de l’acte : pure pensée et liberté absolue

Au début du paragraphe §17 Fichte reprendra ce qu’il avait fait dans le paragraphe précèdent. Il l’on dit là que le savoir est absolu dans la mesure où il réfléchit sur soi-même et, en plus, que « c’est seulement par là qu’il devient un savoir […] un savoir pour soi » (61). La réflexion qu’on a montrée « fait du savoir en tant que tel un objet d’elle-même […] et […] elle le compose et le décrit génétiquement » (61). De cette manière, « [le savoir] se pénètre bien plutôt lui-même intérieurement du regard selon son fondement d’unité [le point d’unification] et de division [le pensée et l’intuition absolus] » (61). Dans la description précédente du savoir, « la réflexion a été posée en tant qu’acte pris absolument, et indépendamment de sa détermination matérielle ; d’un autre côté, la détermination de cette réflexion a été à son tour posée indépendamment de l’acte ». Comme conséquence, « le point d’unité en lequel ils coïncident n’était pas su [et] ce savoir […] ne se pénétrait et ne se sassait pas vraiment » (62). 

Plus tard, Fichte clarifiera cette relation à partir de l’intérieur, dans le point d’unité, entre réflexion et acte (absolus). Pour le faire, Fichte se dédiera dans ce paragraphe à approfondir sur l’analyse du fondement ultime de l’acte. A propos, il écrira « le fondement ultime de l’acte […] est sa possibilité, et celui de la détermination de la réflexion est la déterminité absolue qui est présupposée à celle-ci » (62). 

Or qu’est-ce que tout d’abord la possibilité de cet acte signifie exactement ? se demande Fichte. Considéré en tant qu’acte formel (qui concerne le Que, et non Ce que), l’acte [écrit le philosophe allemand] « n’est pas un flottement entre directions opposées » (62). Cette fois, la direction est donnée, et elle est un reposer sur soi-même, « la forme de la pure pensée. ». L’acte selon Fichte est alors indissociable de cette « pure pensée » (62). Comme conséquence, « l’acte est lui-même pensé et seulement pensé ; il n’est pas intuitionné » (62). Fichte dira que l’acte est « donc purement savoir, et il est purement amené par le savoir ». 

Or, il explique aussi que le savoir commence toujours avec la déterminité (le Que par liberté), c’est-à-dire, il est la forme du savoir, « forme qui est communiquée à celle-ci (à la déterminité) et qui est liée avec lui. En fait, il [le savoir] est « la déterminité elle-même ». À mon avis, on peut penser comme exemple de cela justement l’acte de dessiner une ligne quelconque : la ligne c’est la déterminité (parce qu’on a choisi une déterminé conjoint de points est pas autre) mais, au même temps, le savoir lui-même. En effet : « l’acte […] est à présent dans le savoir, pour le savoir, il est lui-même savoir ou forme absolu du savoir ». (63)

Ici, Fichte se demande « comment [la] pensée en vient-elle à son Parce que en général […] et comment en vient-elle par la même, d’une manière générale, à un acte ? L’auteur on dira que la pensée adjoint (de manière absolue) un prédicat au savoir (étant): « celui de l’engendrement absolu à partir de soi-même » (64). Or cela ouvre une autre question, celle de « comment parvient-elle [la pensée] à cette connaissance absolue de l’essence du savoir et de son engendrement ? » (64). La réponse de Fichte est un peu déconcertante : « cette pensée n’y parvient manifestement que dans la mesure où, à cette pensée […] se trouve présupposée une pensée plus élevée. » (64). On a l’impression de jouer ici aux matriochkas russes. En effet, quelle est la différence avec le « première pensée » et cette « pensée plus élevée » auquel il se réfère maintenant ? La différence réside au fait que la dernière pensée a ce qui Fichte appelera la « loi d’application » de la première pensée. Cette loi, le philosophe allemand la formule ainsi : « le savoir ne peut se penser que comme engendré, et en ce cas, seulement comme engendré absolument à partir de soi-même = il se saisit comme étant fomaliter absolument parce qu’il est » (64). Autrement dit : la « pensée supérieure » dont Fichte parle serait, de quelque façon, équivalant à la liberté absolue: « l’être absolu de cette pensée [écrit Fichte] est la liberté ». 

La possibilité de l’acte qu’on cherchait au début du travail se révèle donc comme cette pensée supérieure (synonyme de liberté absolue), dans laquelle, Fichte affirme, l’être et la liberté sont réunis. Le membre qui réside au milieu de l’acte et la réflexion, notamment, le point d’unification, est finalement parvenu à partir de sa nécessité interne (c’est-à-dire, pas en tant que objet du savoir): il « n’est pas autre chose que la pensée que la réflexion est absolument et nécessairement libre. » (64) Ce dernier terme, on renvoie, je pense, au point qu’on a déjà vu concernant le rôle du néant dans le system « (in)complet » de Fichte : la réflexion est nécessairement libre parce qu’au-delà d’elle-même n’existe absolument rien : à savoir, aucun conditionnement. Alors en cherchant les fondements, l’être essentiel (ou absolu), du savoir absolu, ce qu’on trouve en réalité et paradoxalement c’est le non-être en tant que indétermination primordiale du savoir, que pourtant rend possible l’être de la liberté absolue. Comme il dira dans la page 74, la liberté (formelle ou absolue) est pure contingence : elle peut être ou ne pas être. 

6. La loi d’application et la conscience absolue 

Dans le paragraphe 18§ Fichte on dit que le point central de la synthèse du savoir absolu se trouve dans la réunion de l’être et de la liberté. C’est cette réunion ce qui permet au savoir absolu de s’embrasser et, au même temps, de se déterminer comme savoir de. Toutefois c’est important de souligner, que c’est lui-même que se (auto)détermine. De cette manière « le savoir ne peut, formaliter, être que libre, qu’il doit s’expliquer absolument à partir de soi-même et se fonder en soi-même » (65). Ce caractère auto-fondant du savoir permet de différencier formellement l’être absolu de l’être facticielle, même si l’on peut envisager les deux comme appartenant à une même continuité, à un seul membre (65) : celui de la liberté absolue. En effet, l’être facticielle est celui que n’est pas nécessaire, qui s’enracine dans un fait, c’est-à-dire, dans un acte produit par la liberté (absolue).

Ensuite, Fichte remarquera que le savoir de la loi d’application du savoir, qu’il appelle aussi la « loi absolu », et qu’on avait vu dans le paragraphe précédent, a besoin d’un savoir de soi-même: c’est-à-dire, elle doit être, comme le savoir absolu lui-même, aussi en et pour soi. Un savoir qu’elle (la loi d’application) obtient lorsqu’elle se regarde elle-même comme engendré ou illuminé par la liberté (65). De nouveau, on est jeté dans une régression infinie, à l’espace absolu de la liberté absolu. Donc la loi d’application effective renvoie à la loi d’application absolue, comme le savoir de renvoie à la fin au savoir absolu. Je crois que Fichte exprime justement cette idée dans la page 66 : 

[…] afin de diriger avec liberté mon savoir sur quelque chose, je dois bien déjà savoir moi-même ce sur quoi je le dirige, et pour savoir ce sur quoi je le dirige, je dois avoir dirigé moi-même la liberté sur ce terme, et ainsi de suite à l’infini, (66)

De cette manière, Fichte formule l’autonomie absolue de la raison, comme une liberté qui se donne à soi-même ses propres lois (d’application). A ce point, on pourrait argumenter que le savoir interne (qu’on obtient à partir de l’analyse des synthèses de ses membres –être/ liberté, pensée/intuition, etc.) et le savoir externe (qui a comme point de départ absolu l’auto-engrendrement) du savoir (absolu) sont, en réalité, des mouvements de sortie et de rentrée « à nouveau à soi-même » du savoir lui-même (65). C’est justement dans ce mouvement, que Fichte décrit comme un « flottement », où l’auteur voit « le véritable foyer de la conscience absolue » (65). Dans autres termes, la « conscience absolu », la conscience qui est consciente de soi-même et qui unifie ses membres, se trouve dans l’intersection entre l’être et la liberté, d’un côté, et le savoir de cette intersection, de l’autre ; une combinaison qui, comme le savoir absolu, semble plutôt fragile, instable et exceptionnelle. 

7. Le « flottement » : expression de dualité, pas de dualisme 

Je voudrai bien me demeurer dans le concept de « flottement » que Fichte utilise ici mais aussi, et de manière assez fréquente, dans autres parties du texte, car que c’est important par rapport à son projet de générer un système moniste du savoir et aussi par rapport au concept d’imagination, comme on verra, ensuite. En effet, il me semble que l’idée de « flottement » fait référence à un mouvement « évanescent » du savoir même, qui se réalise toujours entre deux royaumes différents mais qui, malgré leur différences (« ontologiques », on pourrait dire), font parties, à la fin, d’un et le même système: celui du savoir absolu. Dans ce sens-là, le « flottement » peut être pensé comme un mouvement qui se réalise entre deux membres du savoir mais aussi entre le savoir absolue et le savoir effectif et absolu. Le fait même que ce mouvement soit possible implique reconnaitre qui existe une certaine forme de dualité au cœur du savoir absolu, dans la mesure où son être est composé de deux parties, soient celles l’être et la liberté, la pensée et l’intuition, le point et la ligne, finitude et infinitude (dans ce cas, le « flottement » aura lieu entre ce qui Fichte appel dans la page 66 la « séparabilité inconditionnée »). Or, cette dualité n’serait pas un dualisme, comme ceux qu’on trouve chez Descartes entre âme et corps ou chez Kant entre entendement et réceptivité, puisque le « flottement » conduirait à la fin au même point : celui de l’intuition intellectuelle ou de la liberté absolue. 

8. Le rôle de l’imagination : « flotter » infiniment entre le fini et l’infini 

Dans la page 66-67, Fichte introduira le concept « d’imagination », laquelle il liera à mon avis avec la liberté (absolue) mais aussi avec la nécessité de la limiter. Dans la page précédente, on a vu, Fichte avait parlé de comment la liberté de, ou le savoir de renvoient à la liberté absolue ou au savoir absolu, c’est-à-dire, au royaume de l’infini. A propos de cela, dans la page 66, Fichte avait dit : « c’est cette régression à l’infini qu’il nous faut supprimer grâce à une absoluité que nous devons mettre ici en évidence. » (66). Cette « absoluité » qui supprime la régression à l’infini c’est justement l’imagination. L’auteur on dit que la liberté « est tout d’abord en elle-même et repose sur elle-même ». Dans autres termes, la liberté est autosuffisante. Cette liberté, écrit Fichte, « s’intuition elle-même », en devenant liberté absolue, qui s’exprime dans le « séparable indéterminé » (66). Mais cette liberté absolue pour devenir savoir (de), doit, de quelque façon, se limiter à soi-même. Fichte l’écrit de la manière suivante : « la liberté qui s’est dissoute dans le séparable indéterminé et qui se dissipe en lui doit se contracter elle-même en un point et s’apprendre en celui-ci » (67). Cette opération est réalisée par l’imagination. « C’est [l’imagination] qui fournit la matière. La pensée ne fait pas défaut pour autant, car nous n’imaginons pas librement et sans but défini, mais nous dirigeons notre imagination sur un point déterminé. » (66). De cette manière, on pourrait interpréter l’imagination comme la « négociation » ou « intermédiation » entre la « détermination » (liberté ou savoir de) et la indétermination (liberté et savoir absolus), la quantité et la qualité, le fini et l’infini. C’est pourquoi que l’imagination peut être conçue justement comme le « flottement » même, dont on a déjà parlé dans le paragraphe précèdent. En fait, Goddard le comprend de la même manière: « le pouvoir de l’imagination est plutôt le pouvoir de flotter entre l’infini et le fini » (1995, 142). 

En plus, Fichte parlera (au début de la page 67) de la « contraction » de la liberté, c’est à dire, son autolimitation à travers l’imagination, comme ce qui permet la lumière. « C’est seulement en ce point d’unité [celui de la contraction de la liberté] qu’elle éclot à elle-même en tant que lumière. » (67) écrit Fichte. La lumière, en tant que horizon que rendre possible l’apparition des objets, et, dans un certain sens, un principe d’identité : quand elle se réalise dans la « contraction » de la liberté, elle dissipe donc l’absolument divers, et, par conséquence, le savoir devient possible (67). Fichte décrit ce processus ainsi : 

[…] la liberté formelle s’intuitionne seulement comme contraction en un point central d’une lumière possible, diverse et qui s’écoule, et comme propagation de cette lumière, à partir de ce point central, sur un divers qui, par cette opération, est alors maintenu et facticiellement illuminé. (68) 

Comme conséquence, dans le savoir (absolu), la quantité sera liée immédiatement à la qualité ainsi que l’être au savoir. C’est pour ça que l’auteur écrit : « la source de toute quantité réside donc dans le seul savoir, et plus précisément dans le savoir véritable au sens strict du terme ; dans le savoir qui se comprend lui-même comme tel et s’explicite lui-même. » (68)

9. Sentiment de certitude et clôture de la Doctrine de la Science 

Plus en bas, Fichte aborde le problème de la « conscience absolue » et du « sentiment de certitude ». La « conscience absolue », comme on a déjà remarqué, était définie par Fichte comme un point unifiant entre l’être absolu et la liberté absolue ou, dans les termes de la page 69, comme « l’intuition absolue de la liberté formelle ». Cette intuition du savoir c’est une « saisie de soi-même du savoir », un mouvement que génère une « sortie de lui-même », c’est-à-dire, une pensée, aussi absolue. Fichte analysera précisément comme se manifeste ce processus dans la conscience absolu du sujet. « Le phénomène de cette conscience est le sentiment de la certitude de la conviction, en tant que forme absolu du sentiment. » (69). Autrement dit, le sentiment de certitude est produit par le fait que c’est dans le savoir absolu ou le « savoir s’embrasse, s’accomplit et s’enclot lui-même en cette pensée : comme le savoir Un et total. » Donc, le sentiment de certitude, qui a des étroites similarités, à mon avis, avec le sentiment du « sublime » que Kant décrit dans la Critique du Jugement, apparait au moment précis où la Doctrine de la Science se réalise, au moment où on obtient un savoir pas seulement claire et transparent à soi-même mais absolu, c’est-à-dire, absolument libre. 

Considérations Finals 

« Tous les chemins mènent à Rome », disait le proverbe latin. Dans le cas de la Doctrine de la Science on pourrait bien dire « tous les chemins mènent à la liberté absolue ». En effet, il me semble que la Doctrine de la Science en général mais les paragraphes qu’on a vu ici en particulière, s’agit de définir et décrire de plusieurs formes, perspectives et avec différents concepts le même contenu qui se trouve au cœur du texte : celui de la liberté absolue. N’importe où on se trouve ou d’où on part, on arrive toujours au même point. Comme on a vu au cours du travail, l’intuition intellectuelle représente ce qui permet la clôture (moniste) du savoir absolu, mais cela est, en réalité, une « clôture ouverte » car la clôture du système n’est que la liberté, qui peut être ou ne pas être. Alors, quand on parle d’intuition intellectuelle, on parle de liberté. Mais aussi quand on parle de l’acte (ou la détermination), avec lequel tout savoir (soit effective ou absolu) commence, on parle de la liberté (absolue) car l’acte pur, selon Fichte, s’auto-engendre: c’est-à-dire, il est inconditionné, donc, il est libre, absolument libre. La même chose arrive quand on essaie de trouver le fondement ultime de la loi d’application de l’acte : elle n’est qu’une pure pensée : la liberté absolue. De la même manière, l’imagination est présentée par Fichte comme un, disons, jeu livre, comme un « flottement », entre le fini et l’infini. Au fond de chaque concept on trouve la liberté absolu du sujet, de tel sorte que la liberté se révèle finalement comme la véritable condition transcendantale du savoir (absolu). 


L’insistance de Fichte dans la liberté, comme on sait, n’est pas arbitraire. Il est le reflet d’une époque qui aura son sommet avec la Révolution française. Le propre Fichte lui a reconnu : « les premiers pressentiments de [mon] système ont commencé avec la Révolution Française ». Étant donné ce parallélisme, il me semble pertinent de revoir brièvement les concepts qu’on a étudié ici sous cette lumière, aux effets de mieux comprendre sa proposition philosophique. Autrement dit : on peut utiliser les structures transcendantales qui gouvernent le développement du savoir, pour essayer de comprendre les lois qui gouvernent les structures de la société. 


En effet, on peut interpréter le « savoir de », le savoir « en soi », c’est-à-dire, déjà déterminé, comme l’existence dans la société d’un certain ordre, soit-il économique, politique, juridique, etc., qui se présent comme « donné » à la conscience du sujet. Ce savoir n’est pas un savoir absolu parce qu’il n’est pas encore conscient de soi-même. Ça veut dire que la conscience expérience l’ordre social comme un simple « fait », voire un « fait de la nature » ou de la « volonté divine » (de l’Absolu) éternel et immutable. Mais quand la conscience, en cherchant, à travers l’autoréflexion, les fondements du savoir de, trouve une régression à l’infini vers le savoir absolu, elle-même devient absolue, c’est-à-dire, devienne conscient de soi-même (c’est justement cela ce qui la révolution copernicienne de Kant a fait au niveau de la connaissance scientifique). Pas seulement ça, elle devienne consciente aussi de sa liberté fondamentale, qui caractérise le savoir absolu. Au niveau social, cela se traduit dans une prise de conscience sur la paternité des différents institutions: les déterminations sociales sont désormais regardées comme un produit, un techné de la libre volonté (précisément les théories « contractualistes » des XVIIème et XVIIIème siècles où le pouvoir politique est fondée sur la libre association représentent peuvent être envisagés dans ce sens-là). Dans ce cadre, une Révolution, comme la française, représentent le moment ou le concept de l’ancien ordre est anéantie, c’est-à-dire, vidé de son sens originel, pour rendre possible la lumière, les lumières : le Siècle de Lumières. 


À ce moment, les « donnés » sociales, même s’ils avaient quinze siècles d’existence, se montrent à la conscience comme ce qu’ils ont toujours été: des constructions qui ne sont pas nécessaires. Avec l’anéantissement du concept, de l’Ancien Régime, comme on a vu, le tableau est encore une fois vide, et donc la lumière se révèle en tant que liberté absolue, c’est-à-dire, en tant que possibilité radicale de construire un nouvel ordre. Lumière en tant que horizon d’intelligibilité, lumière en tant que liberté absolue et lumière en tant que Aufklärung, c’est-à-dire, en tant que époque et en tant que maturité de l’homme, deviennent synonymes. Mais la liberté absolue en tant que telle, se montre incapable de fonder rien parce qu’elle est incapable de déduire ses propres origines. C’est là ou l’imagination et l’acte absolu interviennent. Le premier pour trouver dans l’infini (ou les infinis en pluriel) ouvert par l’anéantissement du concept, un nouvel ordre fini et le second pour le fonder à partir soi-même (l’auto-engendrement). Une nouvelle « clôture », un nouvel savoir effectif, avec des limites déterminées par l’acte pur, une nouvelle configuration sociale, qui néanmoins portera de nouveau la possibilité de devenir absolu encore une fois.

1 Bibliographie 

  1. FERRER, Diogo. O Sistema da Incompletitude. Coimbra Universitiy Press. 2014. 
  2. FICHTE, Johann Gottlieb. Doctrine de la Science. Ed. Lebeer-Hossmann. 
  3. GODDARD, Jean-Christophe. La philosophie fichtéenne de la vie. Ed. Temps Moderns. VRIN. 1999.
  4. MAESSCHALCK, Marc. Histoire de la philosophie des temps modernes. Notes de Cours. 2003-2004. 
  5. NEUHOUSER, Frederick. Fichte’s Theory of Subjectivity. Ed. Cambridge University Press. New York. 1990.
  6. THOMAS-FOGIEL, Isabelle. Fichte. Ed. VRIN. 2004.
  7. TRAUB, Hartmut. Le concept des « lumières » dans la doctrine de la science de 1805 de Fichte. En : Centre Sèvres. 2009.











[1].- La lumière était l’horizon qui permet les objets ou les concepts d’apparaitre.

Comentarios

  1. Merci d'avoir partagé avec nous cette pertinente analyse,
    Merci d'indiquer les références complètes de cet article afin de l'exploiter honnêtement dans nos recherches ...

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